Chercher l'objet

Un jour quelqu’un m’a dit ce sont les petits hommes qui se posent les grandes questions, ceux qui regardent le ciel et qui pensent à quel point ils sont seuls, petits, et à quel point l’univers est grand, à toutes ces choses qui doivent se passer dans l’espace. Des questions demeurées sans réponse, en suspens, formulées dans un moment d’égarement. Moi aussi je dois être un petit homme. . . mais tenace. Je me pose ces mêmes et simples questions, mais toujours en m’efforçant de trouver une certaine forme de réponse. Mes questions n’interrogent pas le ciel, mais le travail même, le travail en art. La question à laquelle j’arrive toujours, celle qui m’obsède et me pousse à voir encore des œuvres d’art est très simple : qu’est-ce donc que nous appelons art ? qu’est-ce que nous regardons quand nous regardons une œuvre d’art ?. En tout cas il est salutaire de se poser la question de temps en temps. Cela rend humble, mais surtout cela génère distanciation, ironie et un certain scepticisme. Voilà peut-être la réponse, aussi simple et idiote que la question, l’effet salutaire qu’elle produit est la réponse. C’est la halte en chemin dont parlait Lévi-Strauss, la négation du chemin puisque nous nous arrêtons de marcher et les prémices de celui-ci puisque si nous ne reposons pas, nous tombons de fatigue et nous ne pouvons pas continuer. Sur le chemin, tant de conversations, tant de salive dépensée, de lignes écrites, de cartouches d’encre épuisées. La réponse nous attend à la halte, sous forme d’œuvre qui nous encourage à continuer. Pure dépense.

Mais si les questions simples étaient en fait complexes ? Comme je l’ai déjà insinué, celles-ci ne se contentent pas d’une seule réponse, elles exigent toutes les réponses, car il n’y en a aucune, car elles ne se laissent pas saisir ni expliquer.

Il est sûrement vrai que Marcel Duchamp est à l’origine de tout l’art contemporain, qu’il a posé tous les problèmes auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui, que c’est lui qui a tant et si bien ouvert le chemin que nous ne savons plus que faire ni penser. Cependant on oublie l’extrême facilité avec laquelle il nous a défié. Il a simplement proposé un vulgaire urinoir comme œuvre d’art. Evidemment le problème posé est un problème d’essences : qu’est-ce qu’une œuvre d’art ? qu’est-ce qu’un artiste ? Les réponses sont tout aussi évidentes : une œuvre d’art c’est la décision d’un artiste que quelque chose soit de l’art ; et un artiste c’est celui qui propose des œuvres d’art. Pure herméneutique. Comme toute bonne herméneutique, elle produit le choc des discours, la multiplication d’interprétations. Et alors, enfermés dans ce vaste problème, dans la discussion herméneutique chaque fois plus sophistiquée, embrouillée et précise, il apparaît un autre oubli, plus grave encore, une grande méprise : confondre simplicité avec évidence et complexité avec compliqué. Il est donc nécessaire de se poser à nouveau les questions simples, pour pouvoir être complexes, car il est plus simple de répondre de manière compliquée à une question compliquée que de tenter de répondre à une question simple, et c’est là où interviennent la complexité et l’astuce.

C’est vraisemblablement un problème du discours sur l’art et non pas tant celui des œuvres ou, en tout cas, non pas celui de ces œuvres qui se sont laissées enfermer, convaincre par ces discours. La stratégie de « Columna » de Mireya Masó est bien différente. « Columna » est réalisée avec des rouleaux de papier assemblés les uns sur les autres. Les mots y sont absents, le bruit y est étouffé, le discours y est inexistant ou démultiplié : soit parce que comme un papyrus enroulé l’œuvre ne montre que son revers, cachant les phrases, les lettres et les images, soit parce qu’il ne s’agit en réalité que de papier blanc qui, à n’importe quel moment, peut se dérouler et remplir l’espace de vide, de silence qu’il faut remplir, écrire. « Columna » reste dans un état d’indéfinition, de latence entre un flux ascendant et descendant, entre ce qui se ferme et ce qui s’ouvre. Il n’y a rien à déchiffrer : l’œuvre ne montre pas de complication allégorique comme s’il s’agissait d’un hiéroglyphe, elle défie le discours d’en saisir le propos. Elle ne dit rien et elle dit tout. Tout prétexte représentatif, camouflé sous le masque de la métaphore, de la métonymie ou de la synecdoque est absent. Là est le véritable défi complexe au discours, car il n’y a pas de complication à résoudre, mais une simplicité qui désarme. Devant la représentation l’œuvre opte pour la simple présentation.

Si nous tenons à différencier complexité de compliqué ou de difficile, il faut éclaircir les termes de cette difficulté. Elle tient aux confusions nées de l’herméneutique duchampienne qui ont multiplié les discours cherchant des solutions précises à travers des nouvelles limites posées par l’art. Une fois tous les défis vaincus, les possibilités conceptuelles, matérielles et formelles ouvertes, ils optent pour déclarer la fin de l’art, la fin d’un voyage où il n’y a plus d’issue, où la lassitude est permanente, le calme étrange et forcé. A ce niveau-là, l’œuvre peut envisager toutes les possibilités et elle n’a plus alors qu’à parler, qu’à être un médiateur, qu’à proposer des idées appropriées. Et pourtant, nous assistons à la véritable fin de l’art, car l’œuvre est enfermée dans ce qu’on veut lui faire dire. Et si le fait de ne plus être ingénus ne signifiait pas qu’il n’y ait plus rien à faire ? Et l’avons-nous même été ? N’était-ce pas un prétexte pour nous installer dans un certain confort ? Toutes ces possibilités offertes à la réalisation d’une œuvre n’ont peut-être pas ouvert l’espace mais plutôt réduit au cadre traditionnel de l’œuvre dont il reste à résoudre le caractère illimité et polymorphe de l’œuvre. Il s’agirait donc de la résoudre, pensée depuis l’intérieur même de l’œuvre. Ceci est assumer que toute œuvre doit répondre de manière générique au caractère évolutif et progressif de toute l’histoire de l’art et en même temps s’imposer comme un lieu incontournable de référence pour toute œuvre à venir. Nous ne serions pas devant la fin de l’art mais agissant dans une logique avant-gardiste, astucieusement.

Face à la représentation, la « Columna » de Mireya Masó opte pour la présentation. Mais la force de l’œuvre comme présence ne peut surgir que depuis sa négation en tant que présence : la négation de la peinture dans des tableaux faits comme un tirage photographique, avec des restes et des traces, qu’a laissés une autre peinture sur la surface ; la négation de la peinture-peinture, par saturation, utilisée comme une plaque d’énormes gouttes ductiles sur le tableau, autonome et dont elle dépend ; la négation de la goutte qui continue à couler malgré tous les obstacles ; et finalement la négation de la propre autoréférencialité qu’elle semble montrer car ses tableaux sont fort suggestifs et subtilement évocateurs. Les œuvres de Mireya Masó restent donc dans un état de latence, d’indéfinition, car même leur inévitable présence est confuse. Ce n’est pas le retour à l’objet qu’elle propose mais sa réappropriation : il faut le chercher, il suffit de savoir que l’objet, l’objet d’art est là, présent, impliqué dans la trame, élusif et conscient de sa propre disparition. Les photographies d’ombres de Joana Cera nient aussi la vision, elles se cachent devant tant d’image, devant tant de présence, en même temps qu’elles sollicitent le regard.

Résoudre dans une œuvre les problèmes génériques de toute l’histoire de l’art permet de développer ce jeu astucieux, élusif et indéfini. Là, il n’y a pas de place pour l’ingénuité ni d’ailleurs pour les discours extraordinaires qui prétendent sauver le « moi » ou le monde à travers l’art. Là, précisément, il faut agir avec un certain scepticisme, avec ironie tout en s’impliquant. Il s’agit de jouer de façon complexe, sur le fil du rasoir : en comprenant l’œuvre comme la résolution de problèmes déterminés au caractère conceptuel mais en proposant des objets à voir et à sentir ; être politiques sans être explicites : sans être ingénus tout en travaillant depuis le centre du sujet. Peut-être n’est-il plus possible de considérer l’art comme un hypothétique rédempteur du monde ou du « moi », mais en revanche, il est possible que l’œuvre engendre de légères modifications momentanées dans la vie intime des individus.

Ainsi, l’œuvre ne se laisse pas saisir complètement et le discours se doit être tout aussi astucieux ; elle doit être capable d’empêcher la bulle de savon d’exploser. Il faut, pour cela, agiter les mains autour d’elle pour provoquer des petits courants d’air qui la maintiennent en suspens, tandis qu’elle continue à tournoyer devant nous, puis lorsque nous croyons l’avoir enfin saisie, nous la désignons et elle explose.

Au fond, lorsque je parle de cette présence complexe et élusive de cette relation intime avec l’œuvre, je parle en réalité de quelque chose de beaucoup plus simple et complexe à la fois, de quelque chose qui est implicite dans la considération générique de l’œuvre d’art, de quelque chose qui est aussi plus intime et qui s’instaure dans une relation humaine. En définitive, il s’agit tout simplement de séduction. Au bout du compte, l’idée de séduction se présente peut-être de façon moins poétique que la métaphore de la bulle de savon, mais elle est plus réelle, elle implique la même considération élusive pour l’objet qui séduit et, surtout elle est plus humaine.

La séduction c’est vouloir posséder, c’est le désir et le sexe. Elle suppose le désir d’un contact personnel, chaleureux et proche mais qui nous est refusé, qui reste juste à la limite de la satisfaction, de la possession. C’est un jeu élusif d’affirmation et de négation que nous offre l’objet tout en l’occultant. Tel est le jeu morbide que produisent les pièces de Domènec. « Le visage de l’autre » est une sculpture concave dans laquelle le spectateur doit plonger son visage. A force de nous approcher de l’œuvre, à force de vouloir la posséder, nous finissons par ne plus rien voir, car elle-même couvre notre visage et occulte notre vision. Mais, de surcroît, nous ne pouvons même pas nous approcher d’elle car elle est exposée si haut que nous ne pouvons pas y mettre notre tête. « Freeze 7 » est une sculpture allongée avec de légères fentes qui permettent d’appuyer confortablement notre tête ou notre cul, mais cela est impossible car elle est pleine de clous pointus. Certaines pièces de Domènec sont réalisées en bois et en plâtre, elles sont chaudes et froides, désirables et repoussantes à la fois. Elles sont nettement sexuelles et morbides, comme des objets chirurgicaux ou des prothèses. Mais rien d’explicite n’y fait référence. Elles évoluent dans un espace non représentationnel, non explicite mais clairement sexuel ; c’est un lieu de séduction qui se situe aux antipodes de la pornographie.

Il se peut que l’image pornographique réponde à un reflet, parfois critique, de la société où prévaut le réel exacerbé. Mais la pornographie relève du représentationnel et de l’explicite. Elle répond à la perte de ces espoirs fondés sur l’art, nous avions cru qu’il pouvait permettre de changer le monde. C’est le fruit de cette frustration où il ne reste plus à l’œuvre qu’à parler. Pourtant, si nous ne sommes plus ingénus, il n’est pas certain que l’art ne puisse pas être un ultime réduit de résistance où pourraient se produire ces légères modifications momentanées de la vie intime des individus, où pourraient s’établir des relations humaines, d’affection et de désir. C’est là où l’œuvre cesse de parler pour être, où elle cesse de représenter le sexe pour être sexe et séduction. Où il n’y a rien d’explicite et où pourtant tout est très clair.

Cette réalité exacerbée du porno, sa présence explicite, narrative et représentationnelle débouche sur une réelle perte d’espoirs et surtout de désir, car elle épuise. C’est lassant de voir reproduits encore et encore les attributs sexuels des artistes des artistes et de leurs amis, c’est lassant cet excès de bites, de cons, de fellations et de pénétrations hors propos. Dans les pièces de Domènec, comme dans la petite sculpture en céramique de Joana Cera, aucune partie génitale n’apparaît et d’ailleurs presque rien ne s’y réfère explicitement et pourtant ces œuvres sont de toute évidence sexuelles. Dans « Copulation » de Joana Cera, seul le titre est à peine explicite. Quant au reste, il s’agit d’une céramique façonnée au tour, mais qui s’enroule sur elle-même, comme si deux pièces s’emboîtaient pour ne contenir qu’un grand trou en son centre. Un objet sexuel sans toutefois représenter le sexe ; un objet que nous voulons posséder et qui nous laisse par conséquent le champ ouvert : qui nous laisse penser à toutes les copulations, à celle-ci ou à aucune, peut-être, à celle que nous désirerions, l’objet étant au bout du compte celui qui se fait désirer.

La photographie d’une jeune fille en train de pêcher dans un espace irréel et la « Annonciation » de Joana Cera sont des instants furtifs, élusifs. C’est un piège, le lieu où l’œuvre nous emprisonne, ne nous laisse pas nous échapper, où au même moment qu’elle nous capture, nous tentons de décrire ce qu’il y a derrière ce piège, quel est l’hameçon. Cet instant furtif surgit comme un flash, comme une Annonciation qui ne tient qu’à un fil, qui apparaît et disparaît pour réapparaître en un mouvement de progression, de recul et circulaire. C’est la halte en chemin nécessaire pour qu’il y ait un chemin à parcourir, car la halte même est le chemin, elle le renferme et l’ouvre.

C’est sûrement un petit homme qui, dans une conférence, a demandé à Julia Colaizzi - sociologue et professeur à l’Université de Valencia - « qu’est-ce que l’art ? ce à quoi elle a répondu : « tout ce que je peux dire, c’est que l’art n’est pas ». Je suppose qu’il aurait pu demander aussi : qu’est-ce qu’une œuvre ? et la réponse aurait pu être : je peux tout juste dire qu’une œuvre est. Qu’est-ce que nous regardons lorsque nous regardons une œuvre d’art ? Nous regardons un immense piège que nous voulons saisir, qui nous poursuit et dont nous voulons nous libérer, nous débattant pour reprendre de la distance et regarder par où nous pouvons l’appréhender sans qu’elle nous piège. Nous voyons l’œuvre, nous voyons toutes les œuvres en elle, nous voyons tous les problèmes soulevés en une seule question sans solution ; nous cherchons par où la saisir, comment la porter, comment l’embrasser ; nous regardons ce que nous voulons, nous regardons devant, derrière, en haut, en bas où elle est ; nous cherchons l’objet.


David. G. Torres.
Barcelone, mai 1998

Traduit de l’espagnol par Emmanuelle Hamon et Mireille Souche.

www.davidgtorres.net